Entreprises : employeurs, dirigeants, syndicats, salariés, parlons médiation… Professionnelle !

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Jesus-RubioL’Humanité Dimanche du 12 au 18 juin 2014 publiait en page 51 un entrefilet s’interrogeant sur l’aptitude de « la médiation » à représenter « une solution aux conflits personnels »[1]. Cette intervention n’attaquait en rien notre profession de médiateurs professionnels. Mais examinée à partir de notre point de vue propre, elle reflétait plusieurs incompréhensions concernant l’intervention professionnelle. Il est donc utile d’argumenter en retour. Le présent article a été envoyé à l’Humanité Dimanche. Rappelons, à cette occasion, notre plaisir à échanger avec la presse sur les fondamentaux de la médiation.

Ainsi, la médiation professionnelle ne consiste pas à « tenter de rabibocher deux parties par l’entremise d’un tiers censé être neutre et impartial ». Sur la forme, il ne s’agit nullement de « tenter de rabibocher », mais bel et bien de régler de façon totale et définitive les conflits entre deux personnes. Pour comprendre, posons quelques définitions. Tout d’abord, un conflit se définit par trois composantes : l’une juridique, une autre technique et une dernière émotionnelle. Le conflit n’est avéré que lorsque la composante émotionnelle prend le dessus. Lorsque deux personnes divergent sur le plan juridique ou sur le plan technique, rien ne les empêche de rechercher une solution. En revanche, si elles sont dans l’impossibilité de dialoguer, si la composante émotionnelle (colère, peur, rancune, haine, etc.) les submerge, elles se trouvent impuissantes à mener une telle clarification. Le médiateur professionnel n’est ni un juriste, ni un expert et n’a pas comme ambition de prendre leur place. Sa mission consiste à traiter la dimension émotionnelle. Sur le reste, les personnes sont suffisamment avisées pour régler leur problème et pour le régler avec les outils qui leur paraîtront judicieux.

Sur le fond, il est inexact que le « tiers » en question, le médiateur professionnel, doive se contenter d’être « neutre et impartial » et plus encore qu’il soit simplement « censé » l’être. Tout d’abord, les piliers de la médiation professionnelle sont au nombre de trois, et non de deux. La neutralité et l’impartialité, c’est vrai, mais aussi l’indépendance. La neutralité vise la solution. Le médiateur professionnel ne saurait privilégier une solution plutôt qu’une autre. L’impartialité vise les parties prenantes au conflit. Le médiateur professionnel ne saurait favoriser l’une au détriment de l’autre. Enfin, l’indépendance vise les pouvoirs. Le médiateur professionnel ne saurait se trouver en situation de subordination dans le cadre du conflit.

Ensuite, le respect de ces trois règles constitutives de la posture du médiateur professionnel est rigoureusement requis et sans dérogation possible. A cette fin, la médiation professionnelle s’est depuis longtemps dotée d’un code d’éthique et de déontologie[2] qui définit ces règles avec beaucoup de clarté et après une réflexion à la fois large en nombre de participants et longue en termes de durée. De plus, le Codeome institue un Comité de Supervision de la Médiation[3] chargé de servir de recours contre les déviations qui pourraient être constatées dans l’exercice de cette activité. Tout citoyen peut librement le solliciter afin de dénoncer des pratiques inadéquates.

Enfin, la Chambre professionnelle de la Médiation et de la Négociation (CPMN)[4] agit en permanence en direction de la société, des pouvoirs publics et de ses propres adhérents pour renforcer cette posture, la rendre incontournable. La revendication du Droit à la médiation professionnelle[5] est aujourd’hui l’une des expressions fortes de cette exigence.

Rappelant les textes légaux qui autorisent le salarié en situation de harcèlement à solliciter « une médiation », l’article regrette ensuite qu’« En se concentrant sur les relations interpersonnelles, la médiation interroge finalement assez peu les conditions de travail. » et d’ajouter : « Avec le risque de faire porter le poids des dysfonctionnements sur les salariés. » Double assertion qui nécessite là encore quelques ajustements. Nous l’avons vu, la médiation professionnelle ne traite pas autre chose que la dimension émotionnelle sans laquelle aucun conflit ne peut être caractérisé en tant que tel. Dès lors, effectivement, les médiateurs ne sont pas des spécialistes des conditions de travail, que ce soit sous l’angle juridique, organisationnel, ergonomique, etc. Une fois réglés les débordements émotionnels qui empêchent d’envisager ces approches de façon raisonnée, il est certain qu’elles le seront. Pourquoi ? Parce que tous les outils pour cela existent et depuis longtemps : législation du travail, Conseil de Prud’hommes, droit de grève, négociation collective, organisations patronales et syndicales, délégués, instances ou institutions représentatives du personnel, experts auprès des IRP comme auprès des employeurs, agences gouvernementales dédiées … Il serait absurde de substituer à ces dispositifs, dont l’efficacité a fait ses preuves, une prétendue médiation, qui se verrait tout à coup en charge de missions bien fumeuses. Et bien inquiétantes ! Dans les milieux autorisés (et sans en être, la médiation professionnelle a un point de vue sur ce sujet), la question se pose même peut-être plutôt de compléter, voire de développer les prérogatives de ces outils… Dont aucun, toutefois, n’est à même de traiter de façon technique et rationnelle la souffrance, la terreur, l’angoisse, etc. qui naissent, de façon aussi inadmissible qu’inattendue, d’une relation contractuelle.

L’incompréhension sur la façon dont la médiation professionnelle s’interdit de questionner les conditions de travail débouche logiquement sur une autre crainte : celle de voir le salarié, la partie faible signataire du contrat de travail, accablé de tout, « le risque de faire porter le poids des dysfonctionnements sur les salariés. » Là encore, la médiation professionnelle ne peut aboutir à une telle conclusion, qui se situe en-dehors de ses prérogatives et-dehors du champ d’action qu’elle définit elle-même pour ses missions. On a vu que le médiateur professionnel devait, sous peine d’interdiction d’exercer, être neutre. Il est inenvisageable qu’il se prononce pour une « sanction » à « infliger »à quiconque (termes absents du vocabulaire de la médiation professionnelle) tout simplement parce que cette hypothèse constitue une solution et que le médiateur professionnel ne peut préconiser de solution. De la même façon, il est inenvisageable que le médiateur professionnel considère telle ou telle partie « coupable » d’une « exaction », tout simplement parce qu’il s’agit là d’un jugement contre une partie, en faveur de l’autre et que le médiateur, impartial par obligation absolue, ne saurait juger ou condamner… Prérogatives d’ailleurs confiées à fort bon escient aux hommes et femmes de justice et de loi : juges, avocats, juristes et autres.

Reste, pour l’auteur de l’article, une préoccupation lancinante dans l’actualité, autour de l’avenir des Conseils de Prud’hommes. Il existe effectivement des voix pour préconiser une « réforme » de la justice du travail à la française, pouvant aller pour les plus extrémistes jusqu’à leur suppression pure et simple. Deux « mérites » de la médiation sont soulignés au passage : la rapidité et la discrétion. On trouve aussi d’habitude, dans ce type d’analyse, le prix : une procédure judiciaire complète est nettement plus onéreuse qu’une médiation. Le propos ne consistera pas à répondre à ces arguments, exécrables à la fois pour la justice et pour la médiation professionnelle. Si la justice de la République est lente, cela ne signifie pas qu’il faut la dépouiller de ses fonctions ! La République, plutôt, serait bien avisée de lui octroyer des moyens nouveaux permettant d’assumer leurs ambitions communes. Symétriquement, la médiation professionnelle n’est pas la jambe de bois d’un système judiciaire boiteux ! Il en va de même pour les questions de prix, argument d’une rare perversité sociétale et civilisationnelle ! Constater que la justice tend à devenir financièrement hors d’atteinte pour certains, c’est tout simplement constater que l’Etat de Droit est en train de disparaître ! Un tel constat donne d’ailleurs tout leur relief aux débats sur le financement de l’aide juridictionnelle… Mais de surcroît, la médiation professionnelle ne saurait se voir ravalée au rang de recours secondaire réservé aux pauvres par opposition à ceux qui conserveraient les moyens d’une « vraie » justice ! Pour des raisons qu’il serait hors sujet de développer ici, il se trouve que la médiation professionnelle ne peut se développer dans un état fondé sur l’inégalité entre les citoyens. Ainsi, attaquer l’égalité de tous devant une justice conçue comme une fonction régalienne, c’est indirectement s’attaquer à la médiation professionnelle, qui se trouvera, de façon mécanique, détournée de ses véritables ambitions, voire annihilée. Et tout cela vaut aussi bien pour la justice du travail ! On a vu comment la médiation professionnelle se situe, par essence, en-dehors des doutes des « pourfendeurs » de « la médiation » en général : « un avantage donné aux plus forts, son coût (…) et un appauvrissement du droit. » Ces trois craintes sont exclues dès lors que l’on envisage spécifiquement la médiation professionnelle dans ses principes et ses méthodes. Il est toutefois significatif de constater que le CMAP[6], qui développe une conception selon laquelle la médiation vise effectivement à se substituer à la justice, ne peut que conforter ces appréhensions et même, on peut l’affirmer, ces risques !

Mais il convient d’en venir à la principale inquiétude exprimée : « Se pose surtout l’articulation avec les prud’hommes, où une phase de conciliation est censée trouver un accord entre les parties. » Cela soulève deux questions. La première est abordée ci-dessus. L’articulation entre médiation professionnelle et justice du travail ne peut se faire sur le terrain juridique, parce que ce terrain ne leur est pas commun. Il est vrai qu’un conflit traité par la médiation professionnelle peut aboutir à permettre aux parties de trouver par elles-mêmes, dans le cadre d’un dialogue restauré, des solutions d’ordre juridique, ce qui leur évitera de recourir au juge. Mais ce n’est pas le propos de la médiation professionnelle. Il faudra que les solutions soient durables, faute de quoi le juge ou tout autre recours demeureront à disposition des parties, y compris dans un contexte apaisé.

La seconde est de savoir si l’on peut assimiler la médiation professionnelle et la conciliation prud’homale. La réponse est non. Avant tout, la médiation professionnelle met en présence des parties et une personne qui n’a, sur elles, aucun pouvoir judiciaire, à caractère coercitif ou autre. Les parties sont susceptibles à tout moment de se retirer du processus de médiation professionnelle. Elles n’en subiront aucun dommage institutionnel et ne s’en trouveront pas juridiquement condamnées. Autrement dit, le médiateur professionnel est un facilitateur, habilité par les parties sur la base de leur consentement, à les aider à formuler une solution. Comme on peut le constater, il n’y a rien là de commun avec l’office du juge prud’homal en formation de conciliation. Ce dernier (ou plus exactement ces derniers), est habilité à prendre des dispositions sur la base du droit, y compris contraignantes. Toutes les prérogatives et tous les pouvoirs inhérents au juge du travail sont à la disposition des juges conciliateurs, même s’il leur est requis de se mettre d’accord pour en user : condamnation, convocation, instruction, etc. Médiation professionnelle et conciliation prud’homale n’ont donc rien à voir l’une avec l’autre et peuvent coexister ou se succéder. Mais le véritable problème est posé. Le Conseil de Prud’hommes en formation de conciliation s’est progressivement vu imposer d’abandonner de fait ses prérogatives. Pardon de le dire de façon choquante, mais la conciliation prud’homale est aujourd’hui réduite à une tartufferie connue de tout le monde sauf, dans les cas où il n’est pas syndicalement assisté, du justiciable salarié. Si un tel état de fait n’est pas unanimement accepté, soulignons avec force que la médiation professionnelle ne voit aucun intérêt à réduire les prérogatives de la justice prud’homale. Un débat existe même sur sa modernisation, dans lequel la médiation professionnelle, sans usurpation, pourrait tenir son rang. Et pas forcément dans le sens de confondre modernisation et appauvrissement. Qui plus est, il paraît urgent et indispensable de réhabiliter, de façon volontariste si nécessaire, l’intégrité de la phase de conciliation, notamment en affermissant les prérogatives des juges prud’hommes.

La médiation professionnelle et ses organisations[7] se distinguent radicalement de nombreuses conceptions de « la médiation » qui traînent ici et là, souvent reflétées confusément dans les médias[8]. En matière de droit du travail, ces conceptions cherchent à relayer, au service du pouvoir, des mises en cause de plus ne plus nombreuses de la faculté des plus faibles à se défendre. En ce sens, l’article de l’Humanité Dimanche ne concerne pas, en réalité, le champ dans lequel intervient la médiation professionnelle. Mais il était important de l’argumenter et plus généralement dans le contexte social actuel, de contribuer au débat.

 

[1] http://www.humanite.fr/

[2] Code d’Ethique et de déontologie des Médiateurs (Codeome). http://fr.wikimediation.org/index.php?title=Code_d’%C3%A9thique_et_de_d%C3%A9ontologie_des_m%C3%A9diateurs

[3] Comité de Supervision de la Médiation, Codeome, articles 7.10 et suivants

[4]http://cpmn.info/

[5] Manifeste pour le droit à la médiation professionnelle. http://www.mediateurs.pro/

[6] Centre de Médiation et d’Arbitrage de Paris. http://www.cmap.fr/

[7] La médiation professionnelle est organisée en trois dispositifs : l’Ecole professionnelle de la Médiation et de la Négociation (EPMN, http://www;epmn.fr), la Chambre professionnelle de la Médiation et de la Négociation (CPMN) et le réseau de médiateurs Via Médiation (http://www.viamediation.fr)

[8] Voir la confusion récente et quasi unanime entre médiateur et négociateur du gouvernement pour la SNCM