Test de Rorschach : pseudo-science ?

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L’étude que j’initie s’inscrit dans une exigence de rigueur appliquée à la compréhension de ce qui fonde la qualité relationnelle, qu’il s’agisse de la relation à soi, de la relation à autrui ou de la relation aux organisations. Cette exigence implique un travail explicite de clarification conceptuelle et méthodologique, visant à distinguer ce qui relève d’une approche opératoire et vérifiable de ce qui procède de constructions interprétatives non fondées.

Cette démarche conduit nécessairement à l’identification et à l’analyse critique des pseudo-sciences, ainsi que des conceptions traditionnelles de la médiation issues de cadres confessionnels, juridiques ou psychosociaux. Ces cadres reposent souvent sur des présupposés implicites — moraux, normatifs ou psychologisants — qui ne sont ni interrogés ni validés, mais transmis comme allant de soi.

L’enjeu n’est pas de disqualifier ces approches sur un plan idéologique, mais d’en examiner la cohérence interne, les limites épistémologiques et les effets pratiques. Il s’agit de montrer en quoi certaines conceptions de la médiation, en prétendant réguler les relations humaines, reconduisent des modèles explicatifs non démontrés, confondent interprétation et compréhension, et produisent des effets normatifs sous couvert d’aide ou de pacification.

Cette analyse critique constitue une condition préalable à toute tentative sérieuse de formalisation de la qualité relationnelle. Sans ce travail de tri méthodique, la médiation demeure exposée au risque de reproduire des cadres dogmatiques, qu’ils soient religieux, juridiques ou psychologisants, au lieu de développer une approche réellement ajustée aux dynamiques relationnelles observables.

On assiste ainsi à considérer comme acquis des conceptions de la personne et comme évidents des modes d’intervention de tiers qu’il s’agirait de mieux systématiser, sans revoir l’ensemble des modélisations transmis en héritage culturel.

Genèse d’un outil entre clinique, contraintes matérielles et récits rétrospectifs

Les conceptions de ce qui constitue une personne varient selon les croyances dominantes, les cadres théoriques disponibles et les modes de raisonnement propres à une époque donnée. Ces manières de définir l’individualité et la personnalité ne sont jamais indépendantes des constructions historiques. Même si le test de Rorschach n’est pas utilisé dans les contextes de médiation, il s’inscrit dans ces tentatives par lesquelles la pensée occidentale cherche toujours, au XXIᵉ siècle, à comprendre l’être humain comme individu singulier. Il est typique d’une modélisation qui tend à transmettre des réponses selon des représentations contextuelles sans interroger les postulats et les prémisses des raisonnements sur lesquelles reposent leurs évidences.

Le test de Rorschach occupe une place particulière dans l’histoire de la psychologie. Il se situe historiquement au lancement des méthodes d’exploration de ce qui constitue l’inconnu de la pensée humaine. L’âme vient de laisser la place à l’inconscient. 

Présenté comme un instrument clinique destiné à explorer la personnalité et certains troubles psychiques, il est indissociable du contexte intellectuel, institutionnel et économique dans lequel il a été conçu. Son histoire montre comment un dispositif expérimental limité a progressivement acquis un statut de référence, au prix d’un glissement entre observation clinique, interprétation théorique et construction narrative a posteriori.

Hermann Rorschach et Psychodiagnostik (1921)

Hermann Rorschach (1884–1922) est psychiatre à l’hôpital de Herisau, en Suisse. Il s’intéresse aux phénomènes perceptifs, aux jeux de formes et aux réactions suscitées par des stimuli visuels ambigus. Il est influencé à la fois par la psychiatrie clinique allemande (notamment Bleuler et Kraepelin) et par la psychanalyse naissante.

En 1921, il publie Psychodiagnostik, ouvrage dans lequel il présente une série de taches d’encre symétriques utilisées comme support d’exploration perceptive. L’objectif est principalement diagnostique, en particulier pour la schizophrénie. Le livre est concis, technique, et ne prétend ni proposer une théorie générale de la personnalité ni établir un modèle psychométrique.

Rorschach meurt en 1922, à l’âge de 37 ans, sans avoir poursuivi ni systématisé ses travaux. À sa parution, Psychodiagnostik reçoit un accueil limité et demeure marginal dans le champ psychiatrique européen.

La fabrication matérielle des planches : un compromis éditorial

Entre 1918 et 1921, Rorschach produit plusieurs centaines de taches d’encre selon un procédé simple : dépôt d’encre sur une feuille, pliage selon un axe vertical, puis dépliage sans retouche. Certaines planches sont en noir et blanc, d’autres intègrent des couleurs.

Cependant, la sélection finale de dix planches ne repose pas sur un protocole expérimental standardisé. Elle est contrainte par les conditions de publication. L’éditeur Ernst Bircher impose une réduction du nombre de planches, en raison du coût élevé de l’impression en couleur. Le compromis final comprend cinq planches en noir et blanc et cinq planches en couleur.

Aucune étude statistique préalable, malgré quelques intentions empiriques, aucun étalonnage systématique ni aucun critère de validité psychométrique ne justifient ce choix. La sélection repose sur les observations de Rorschach, sa conception de l’esthétique et sur son appréciation personnelle de la diversité des réponses suscitées.

Absence de validation et construction d’un mythe fondateur

Après la mort de Rorschach, certains de ses collègues et successeurs, notamment Bruno Klopfer et Samuel Beck, développent le test dans les décennies suivantes, principalement aux États-Unis. Ils élaborent des systèmes d’interprétation, des grilles de codage et des cadres théoriques largement absents du texte original.

C’est à cette période qu’émerge un récit rétrospectif présentant la sélection des planches comme le fruit d’une « intuition clinique » exceptionnelle. Cette reconstruction posthume tend à occulter deux éléments factuels :

  • les contraintes économiques ayant déterminé le nombre et la nature des planches ;
  • l’absence de validation empirique initiale.

Le test acquiert ainsi une légitimité symbolique par l’accumulation d’usages cliniques et de commentaires théoriques, plutôt que par une démonstration scientifique.

Contexte intellectuel : subjectivité, individualisation et pathologie

La rupture progressive avec les interprétations religieuses de la folie marque une transformation majeure de la pensée occidentale. À partir du XIXᵉ siècle, les troubles mentaux cessent d’être interprétés comme des possessions ou des fautes collectives pour devenir des phénomènes attribués à l’individu.

Depuis le XVIIᵉ siècle, la philosophie cartésienne (Descartes – 1596-1650) place la conscience de soi et la raison au fondement de l’existence individuelle. Cette conception influence durablement la psychologie naissante, qui cherche à objectiver l’expérience subjective, notamment à travers l’introspection (Wundt) ou la phénoménologie (Husserl).

Dans le même temps, la psychiatrie clinique élabore des classifications des troubles mentaux. La personnalité devient un objet médical, susceptible d’être décrite, évaluée et diagnostiquée. Cette évolution pose une difficulté persistante : définir une norme mentale sans réduire la singularité individuelle.

Les modèles interprétatifs et leurs limites

La psychanalyse freudienne introduit une conception conflictuelle de la psyché, structurée par l’inconscient. Jung, Adler et Reich s’en écartent en proposant des modèles alternatifs, culturels, sociaux ou corporels. Malgré leurs divergences, ces approches partagent un même présupposé : les productions symboliques seraient révélatrices de structures psychiques latentes.

Dès les années 1920, ces théories provoquent des débats et opposent compréhension clinique et exigence scientifique. Le test de Rorschach s’inscrit pleinement dans cette tension, en proposant un dispositif interprétatif sans fondement expérimental robuste.

L’illusion de mesure dans les tests de psycho et du QI

La multiplication des théories sur l’individu s’accompagne d’une prolifération d’outils présentés comme scientifiques. Certaines approches, comme la phrénologie ou la crâniologie, illustrent les dérives de cette période, où l’apparence de scientificité sert à justifier des classifications arbitraires et parfois discriminatoires.

Les travaux d’Alfred Binet constituent une tentative de mesurer certaines capacités cognitives, mais ces tests sont rapidement détournés à des fins normatives ou idéologiques et dans tous les cas, ils n’ont rien à voir avec l’étendue de l’intelligence humaine.

Les tests projectifs, dont le Rorschach, reposent sur l’hypothèse selon laquelle l’ambiguïté du stimulus favoriserait la projection de contenus internes. Cette hypothèse n’a jamais été démontrée empiriquement de manière robuste. Les interprétations varient selon les écoles, les cultures et les attentes des examinateurs.

Les sujets considérés comme « normaux » par Rorschach appartiennent à un milieu culturel homogène : Européens éduqués du début du XXᵉ siècle. Les normes établies reflètent ce cadre et ne peuvent être considérées comme universelles. Le raisonnement devient circulaire : le test est conçu à partir de présupposés théoriques, puis utilisé pour confirmer ces mêmes présupposés.

Conclusion

Le test de Rorschach n’est ni une découverte scientifique majeure ni une imposture. Il constitue un artefact culturel historiquement situé, qui cristallise les tensions du début du XXᵉ siècle entre mesure et interprétation, norme et singularité, science et récit. Son usage contemporain peut ressembler à lire dans le marc de café ou à interpréter les ronds de fumée. Il n’y a aucune pertinence dans ces inventions, non pas parce qu’elles reposent sur des intentions  malveillantes, mais parce qu’elles restent fondées sur des complaisances ancrées sur des biais cognitifs. S’il existe un potentiel scientifique dans la production de Rorschach, c’est éventuellement dans la fractalisation symétrique d’un dépôt de couleurs sur une feuille de papier.

Ce test illustre un mécanisme classique de dérive scientifique : l’exigence de validation tend à être remplacée par la confiance dans l’autorité, conduisant à la tentative illusoire de démontrer ce qui n’a jamais été formulé de manière démontrable.

L’exemple du test de Rorschach met en évidence un mécanisme récurrent des habitudes de pensée : la tendance à confondre interprétation et connaissance, usage répété et validité, cohérence narrative et rigueur méthodologique. Lorsqu’un dispositif s’inscrit durablement dans les pratiques, il cesse d’être interrogé sur ses fondements et devient un référentiel implicite, transmis comme allant de soi.

Ce mécanisme ne concerne pas uniquement la psychologie clinique. Il se retrouve dans de nombreuses formes de médiation dites traditionnelles, qu’elles soient confessionnelles, juridiques ou psychosociales. Celles-ci reposent fréquemment sur des présupposés non explicités concernant la nature de l’individu, la cause des conflits ou la finalité de la relation, et mobilisent des cadres interprétatifs présentés comme neutres alors qu’ils sont historiquement situés, c’est-à-dire influencés par un biais de contextualité temporelle, méthodologiquement fragiles.

À ce titre, l’analyse critique du Rorschach ne relève pas d’un débat historique marginal. Elle constitue un cas permettant de comprendre comment des outils interprétatifs peuvent acquérir une autorité injustifiée.

L’exigence consiste à rompre avec les automatismes cognitifs. Elle impose de renoncer aux explications, aux récits causaux non vérifiables et aux normes implicites, pour se concentrer sur l’observation rigoureuse des dynamiques. Cette posture ne cherche pas à interpréter ce qui fait une personne, ce qu’elle fait ou son environnement, mais à identifier et qualifier les interactions, les ajustements et les désajustements à l’œuvre.

Compléments

Le test des taches d’encre de Rorschach : sa place ne serait-elle pas au musée ? 2018, Jacques Van Rillaer, Professeur émérite de psychologie à l’université de Louvain