Vers une « science ajustative » de la motivation : présence, liberté, intégrité…
1. Introduction – La fascination pour la récompense
Depuis plus d’un siècle, la théorie de la récompense structure une grande partie des approches en psychologie, en neurosciences et même en intelligence artificielle. L’idée est simple, intuitive et hautement transmissible : si un comportement est suivi d’une récompense, il sera renforcé. Ce schéma conditionnel, apparenté à une mécanique de dressage, est devenu un paradigme hégémonique. Mais qu’advient-il lorsque ce modèle rencontre ses propres limites ? Lorsque des individus, loin d’être motivés par la récompense, la rejettent ouvertement, parfois au nom de principes supérieurs ?
Ce texte propose une remise en question radicale de la théorie de la récompense. Il en analyse les racines, les biais, les glissements idéologiques et les effets pernicieux, tout en présentant une alternative théorique fondée sur la TAG (Théorie de l’Ajustativité Générale).
2. Histoire et limites de la théorie de la récompense
De Thorndike à Skinner, le comportementalisme a posé les bases d’un modèle réducteur : l’action humaine répond à un stimulus et vise une conséquence gratifiante. Les neurosciences ont ensuite identifié les circuits dopaminergiques, renforçant cette idée d’un « cerveau chercheur de récompenses ».
Schultz, puis Friston, ont raffiné cette vision avec la théorie de la prédiction de la récompense et du cerveau bayésien.
Mais ces modèles pêchent par leur linéarité, leur déterminisme et leur manque de prise sur la dimension contextuelle, relationnelle et réflexive de l’expérience humaine. La satisfaction y est traitée comme un effet secondaire quantifiable, et non comme un ajustement situé.
3. Falsification empirique : motivations sans récompense
De nombreux cas historiques remettent en cause l’idée que la récompense est la finalité de l’action humaine. Sartre refuse le Nobel. Perelman rejette la médaille Fields. Bowie décline les honneurs royaux.
Dans chacun de ces cas, le rejet de la récompense ne traduit pas un manque d’intérêt ou un caprice, mais un positionnement cohérent : le refus d’être instrumentalisé, le choix d’une cohérence interne supérieure, un ajustement à des valeurs matures. La motivation émerge ici d’une logique d’ajustement éthique, pas d’un besoin de gratification.
4. Une dénomination biaisée : le « système de récompense » dopaminergique
Appeler « système de récompense » un ensemble de structures neurobiologiques revient à plaquer une lecture interprétative sur un processus biochimique. Rien n’oblige à voir dans la dopamine un messager du plaisir ; elle signale souvent un écart, une nouveauté, un ajustement potentiel.
Cette appellation est donc non seulement biaisée, mais performative : elle impose un cadre théorique déjà orienté vers une lecture utilitariste du comportement.
5. La #TAG : vers une redéfinition de la motivation
La #TAG propose de sortir de ce piège théorique. Selon elle, l’action n’est pas motivée par une récompense prévisible, mais par un état d’ajustement dynamique entre potentiel (K), rythme (Phi), et intensité (I). La formule A = K · Φ · I ne prédit pas un effet, elle modélise un équilibre opératoire.
Dans cette perspective, la motivation ne dépend plus d’un modèle de contrôle externe (renforcement), mais d’une dynamique d’ajustement relationnel située dans le présent.
6. Le rôle de la conscience réflexive
L’ICR (Indice de Conscience Réflexive) permet de mesurer la capacité d’un individu à s’ajuster de façon autonome, active, critique. Plus cet indice est élevé, plus l’individu est capable de résister aux stimuli extrinsèques, y compris les récompenses symboliques.
La récompense, dans cette lecture, devient un test d’intégrité : la refuser, c’est parfois atteindre un degré supérieur d’ajustement à soi, aux autres et au contexte.
7. Récompense et rapport de domination
Le concept de récompense porte en lui un modèle implicite de hiérarchie : celui qui récompense est en position de pouvoir sur celui qui agit. Ce rapport dominé/dominant infiltre insidieusement la science elle-même, en orientant les expériences et les modélisations vers des logiques de contrôle.
Repenser la motivation, c’est aussi résister à cette structure hiérarchique implicite, pour envisager des systèmes d’interactions fondés sur l’ajustement mutuel, et non la soumission à une gratification.
8. Conclusion – Libérer la motivation
La #TAG ne nie pas l’existence d’effets gratifiants. Elle les repositionne. La satisfaction humaine ne vient pas de la récompense obtenue, mais de l’ajustement réussi. Les cas de rejet de la récompense ne sont pas des anomalies : ils sont des preuves, des balises d’une conscience active qui refuse l’instrumentalisation.
Réintégrer la motivation dans une logique ajustative, c’est rendre à l’humain sa capacité de régulation, d’action libre et de cohérence systémique. C’est aussi ouvrir un chemin pour des sciences de l’action fondées non plus sur le contrôle, mais sur la compréhension dynamique des interactions vivantes.
9. Limites systémiques des approches fondées sur les enjeux externes
Les modèles dominants de résolution de conflits (négociation raisonnée, médiation centrée sur les intérêts, conciliation, rappel à la norme) s’inscrivent dans une logique héritée de la théorie de la récompense :
- Un acteur agit ou change par intérêt,
- La solution est trouvée par compromis sur des enjeux externes,
- La satisfaction est conçue comme résultat d’un équilibre entre gains et pertes.
Or, cette conception utilitariste occulte la réalité du fonctionnement ajustatif interne :
- la nature relationnelle, émotionnelle, incarnée des tensions ;
- le rôle de la conscience réflexive dans la sortie de conflit ;
- la nécessité d’un ajustement de cohérence subjective et non seulement d’intérêts partagés.
C’est pourquoi les tentatives de régulation fondées uniquement sur des enjeux matériels, temporels ou organisationnels échouent à pacifier durablement : elles ne traitent pas l’ajustement intime, c’est-à-dire ce qui, pour chaque acteur, fait sens, équilibre et harmonie dans l’instant.
La TAG, en posant l’ajustement comme fondement du fonctionnement humain, invite à refonder la médiation, la régulation et même le droit, non plus sur la norme ou le compromis, mais sur la dynamique présente de cohérence partagée.
Auteur(s) | Période | Contexte | Thèse centrale | Critiques / Limites (TAG) |
Edward Thorndike | 1898–1911 | Psychologie expérimentale | Loi de l’effet – le comportement est renforcé par ses conséquences Apprentissage animal | Réduction au stimulus/réponse sans prise en compte du contexte relationnel ni de l’ajustement immédiat. |
Ivan Pavlov | 1903–1927 | Physiologie | Conditionnement classique – apprentissage par association. Réflexe conditionné | Modèle linéaire, sans espace pour la conscience réflexive ni la variabilité ajustative. |
John B. Watson | 1913–1930 | Behaviorisme | Comportement totalement déterminé par l’environnement. Behaviorisme radical | Négation du sujet, de la subjectivité et de la relation. Pas de place pour l’intention ou la régulation interne. |
B.F. Skinner | 1938–1971 | Psychologie expérimentale | Conditionnement opérant – renforcement/punition. Contrôle du comportement | Vision mécaniste. Motivation vue comme manipulation externe. Absence de dimension éthique ou ajustative. |
Donald Hebb | 1949 | Neuropsychologie | Plasticité synaptique – apprentissage par activation répétée. Mécanismes neuronaux | Décrit des corrélats mais ne modélise pas la dynamique intentionnelle ou contextuelle du comportement. |
Olds & Milner | 1954 | Neurosciences | Découverte du circuit de la récompense (stimulation cérébrale). Neurobiologie | Confusion entre plaisir, répétition et satisfaction. Pas de modélisation de l’équilibre relationnel. |
Rescorla & Wagner | 1972 | Psychologie expérimentale | L’apprentissage dépend de l’erreur de prédiction (surprise). Modélisation probabiliste | Modèle statistique, sans prise en compte de l’ajustement présent. Suppose la nécessité d’une attente préalable. |
Wolfram Schultz | 1997–2000 | Neurosciences cognitives | Les neurones dopaminergiques codent l’erreur de prédiction de récompense. Motivation dopaminergique | La satisfaction est réduite à un signal neurochimique. Absence d’une dynamique relationnelle immédiate. |
Montague & Dayan | 2000s | IA, neuroéconomie | Apprentissage bayésien – calcul de probabilités sur les récompenses à attendre | Formalisation computationnelle mais sans interaction humaine réelle ou contextuelle. |
Karl Friston | 2005–présent | Neurosciences théoriques | Le cerveau minimise la surprise par des prédictions (Free Energy Principle) | Le présent est subordonné au futur hypothétique. Pas d’espace pour l’ajustement réflexif ici-maintenant. |
Parmi ceux qui ont refusé une récompense officielle
Ces exemples illustrent que la motivation humaine peut être guidée par des principes éthiques, des convictions personnelles ou une quête de sens, plutôt que par la recherche de récompenses externes :
- Le Duc de Saint-Simon : XVIIIe – refus d’entrer à l’Académie française
- Boris Pasternak : 1958 – contraint de refuser le Nobel par l’URSS
- Jean-Paul Sartre (1964 – refus du Prix Nobel de littérature
- George C. Scott : 1971 – refuse l’Oscar du meilleur acteur
- Marlon Brando : 1973 – décline l’Oscar du meilleur acteur
- Lê Đức Thọ (Vietnam) : 1973 – refus du prix Nobel de la paix
- Khushwant Singh : 1984 – a retourné le Padma Bhushan (Inde)
- Sinéad O’Connor : 1991 – refusé un Grammy Award
- David Bowie : 2000 – refus d’un titre honorifique britannique
- Jean Ziegler : 2002 – refus du prix Kadhafi des droits de l’homme
- Grigori Perelman : 2006 – refus de la Médaille Fields et du prix Clay pour la conjecture de Poincaré
- Gani Fawehinmi : 2008 – décline l’Ordre de la République fédérale du Nigéria
- Ils ont refusé la légion d’honneur en France : Louis Aragon, Jane Birkin, Guy Bedos, Simone de Beauvoir, Bourvil, Georges Brassens, Albert Camus, Pierre et Marie Curie, Honoré Daumier, Léo Ferré, Sophie Marceau, Claude Monet, Thomas Piketty, George Sand, Jacques Tardi… et Corrado Augias l’a rendu…
A mieux y regarder, la motivation n’est pas une pulsion orientée vers le futur. Elle est une posture d’ajustement réflexif : elle se nourrit d’un rapport sensible à l’instant et, chez l’humain, elle peut se déployer avec la conscience et le discernement de la réflexion et de la rationalité. Elle engage la personne dans une trajectoire de cohérence plutôt que de conformité, dans une responsabilité ajustative plutôt que dans une obéissance à des normes extrinsèques, de liberté plus que de servitude volontaire.
Ce changement de paradigme dépasse les frontières de la psychologie ou des neurosciences. Il appelle une transformation profonde des manières d’enseigner, de manager, de gouverner, de soigner, de médiatiser. Il ouvre une voie vers une science ajustative de l’action humaine, où la qualité de présence remplace la quête de récompense, et où l’autonomie se mesure à la capacité d’ajuster plutôt que d’anticiper.
Ainsi libérée de la logique de soumission à la gratification, de la surcharge émotionnelle avec l’envie, la jalousie, la compétition destructrice, la motivation devient un instrument d’émancipation, d’intégrité et de créativité ajustée au monde vivant.
Bibliographie thématique
- Lascoux, J.-L. (2025). Livre blanc sur la pensée et la conscience assistées par l’IA
- Lascoux, J.-L. & Tavel, A. (2024). Memento Q.R.(T) – Qualité Relationnelle au Travail
- Duncan, I.J.H. et al. (2023). Defining and Exploring Animal Sentience
- Rovelli, C. (2014). La réalité n’est pas ce qu’elle semble.
- Friston, K. (2005–). Free-energy principle and the predictive brain.
- Lascoux, J.-L. (2001). Pratique de la Médiation Professionnelle, ESF
- Montague, P.R. & Dayan, P. (2000s). Neural computation and reward learning: Bayesian models.
- Schultz, W. (1997–2000). Travaux sur la récompense et les neurones dopaminergiques.
- Cassell, E. J. (1991). The Nature of Suffering and the Goals of Medicine.
- Rescorla, R.A., & Wagner, A.R. (1972). A theory of Pavlovian conditioning: Variations in the effectiveness of reinforcement and nonreinforcement.
- Sartre, J.-P. (1964). Qu’est-ce que la littérature ? + Discours de refus du Nobel.
- Atkinson, J. W. (1964). An Introduction to Motivation.
- Arendt, H. (1958). La condition de l’homme moderne.
- Olds, J., & Milner, P. (1954). Positive reinforcement produced by electrical stimulation of septal area and other regions of rat brain. Journal of Comparative and Physiological Psychology.
- Hebb, D.O. (1949). The Organization of Behavior: A Neuropsychological Theory.
- Skinner, B.F. (1938). The Behavior of Organisms: An Experimental Analysis.
- Pavlov, I.P. (1927). Conditioned Reflexes: An Investigation of the Physiological Activity of the Cerebral Cortex.
- Einstein, A. (1916). La Relativité : exposé vulgarisé.
- Thorndike, E.L. (1898). Animal Intelligence: An Experimental Study of the Associative Processes in Animals.
- Nietzsche, F. (1886). Par-delà le bien et le mal.
- Spinoza, B. (1677). Éthique (contexte du désir comme moteur).