Le 10 avril dernier, j’ai rencontré Pascal Rennes, éminent juriste de la CGT, animateur du Collectif national DLAJ (Droits, Libertés, Actions juridiques) de cette confédération, Directeur du Travail honoraire et secrétaire de rédaction de la revue Le droit ouvrier, publication reconnue d’études juridiques. Mon objectif, dans ce rendez-vous, était de présenter l’activité de la Chambre Professionnelle de la Médiation et de la Négociation dans le cadre des conflits sociaux et de suggérer des liens qui pourraient naître entre la CGT et la médiation professionnelle.
Je suis CGTiste depuis de nombreuses années, syndicaliste tout comme plusieurs d’entre nous, médiateurs professionnels, le sont dans leur propre organisation, ouvrière ou patronale. Dans ces conditions, le débat s’est engagé très vite et de façon spontanée sur les sujets tournant autour des relations sociales du travail et de la défense des intérêts des salariés. Contrairement à ce que je craignais, le propos ne fut en rien teinté de polémique ou même d’incompréhension. Dans la période actuelle de révision à la baisse des « acquis sociaux », les syndicats sont toutes griffes dehors. De plus, la « médiation » se trouve trop souvent propulsée dans l’actualité sous un éclairage pas toujours légitime ou facilitant le discernement : des concepts de médiation très superficiels (dans le meilleur des cas) sont régulièrement mis en avant pour servir, en réalité, le pouvoir, qu’il soit politique, patronal, financier ou autres, plutôt que de contribuer de façon rationnelle à la résolution les conflits.
Un jeune stagiaire avocat, qui se destine à se spécialiser dans le droit social et le droit du travail, participait également à la discussion et sa présence, imprégnée de fougue et de rigueur professionnelle, a bien contribué à la richesse des échanges.
L’entretien m’a paru extrêmement fructueux. J’ignore si ce sentiment est partagé par mes interlocuteurs, mais je suis reparti muni d’un autre contact confédéral pour poursuivre le travail et nous nous sommes promis de rester en lien. L’idée d‘une structure durable de réflexion a même été évoquée, mais nous avons convenu que le lieu dans lequel elle pourrait se loger n’est pas le Collectif national DLAJ, dont la vocation, par essence, est strictement de veiller à la bonne application et à l’évolution du droit du travail.
Un point, notamment, a été effleuré, qui a retenu mon attention et je souhaite le pousser au-delà des termes dans lesquels nous l’avons esquissé en direct. Dans la discussion, nous étions inconsciemment amenés à confondre l’insatisfaction, le mal-être, voire la souffrance, tout cela considéré dans le cadre du travail salarié, avec la revendication. La revendication constitue peut-être l’une des valeurs centrales de la CGT. Celle-ci lui donne une définition et une place très particulières. La revendication est d’abord un travail de synthèse que réalise l’organisation. Partant de frustrations, de mécontentements, d’exaspérations… qui demeurent vagues et sans espoir de lendemain, l’organisation syndicale les assimile et les transforme en un projet, doté de tous les outils, méthodes et procédures qui vont avec : calendrier, argumentaire, cible, alliés, etc. Ainsi apparaissent un objectif de transformation de la société et la ou les méthodes permettant, sous réserve de leur mise en œuvre, de l’atteindre. Pour simplifier, on passe de l’épuisement, stade initial de mal-être résultant de l’exploitation du travail, aux congés payés. Ou encore de la maladie professionnelle à la médecine du travail. De façon plus contemporaine, on passe d’une absence de reconnaissance professionnelle, à l’exigence d’une formation tout au long de la vie… De ce fait, la revendication est un facteur de progrès social. Elle se retrouve, peu ou prou, à la base de nombre des structures caractérisant notre monde d’aujourd’hui : protection sociale, principe de la négociation collective, droit de grève (protégé par la Constitution), etc.
Cependant, du point de vue du médiateur professionnel, n’y a-t-il pas, entre le mécontentement et la revendication, l’exacte distance existant entre l’émotionnel et les dimensions technique ou juridique du conflit ? Autrement dit, si nous intervenons dans un conflit du travail, qu’il soit individuel ou collectif, nous traiterons tout l’émotionnel mais ne serons-nous pas amenés à céder la place pour la revendication à proprement parler ? Celle-ci, il importe de le noter, requiert une expertise technique approfondie et, souvent une grande expérience sociale.
C’est un argument, me semble-t-il, important à méditer, parce que nous sommes trop souvent pressentis et considérés, à tort, par les organisations syndicales elles-mêmes, comme « chassant sur leurs terres ». Cela bloque nos interlocuteurs vis-à-vis de nous. Mais de surcroît, on le voit, cela pourrait s’avérer complètement faux.
Ici se pose une autre question, que l’un de mes deux interlocuteurs a posée. La colère et même, dans certains cas, la haine, indépendamment de l’objectif collectif vers lequel on cherche à tendre, ne sont-elles pas un moteur puissant pour mettre en œuvre la machine à transformer la société ? Les libérations se sont-elles jamais faites sans rage ? Le progrès n’a-t-il pas toujours dû convoquer toutes les énergies possibles, y compris les plus noires, pour vaincre la résistance obtuse de l’obscurantisme ? Dès lors, si la colère est un ingrédient nécessaire, non pas dans l’avènement de la revendication, mais dans le lancement du mouvement qui permettra de mettre sa satisfaction raisonnablement à portée de main, l’intervention du médiateur n’est-elle pas à proscrire comme capable (et coupable !) de désarmer les forces vives du progrès ?
En fait, nous n’avons pas (osé ?) creuser ce point. Mais si je suis à la fois syndicaliste et médiateur professionnel, il faut bien que je me fabrique des réponses, quitte à les faire évoluer. On l’aura compris, j’ai trop de respect envers le mouvement revendicatif pour accepter qu’il puisse résulter principalement d’un malentendu ou d’une manipulation émotionnelle consistant à faire monter la pression jusqu’à ce que la fameuse machine soit lancée.
C’est une interrogation troublante : si, en tant que médiateurs, nous faisons tomber la colère, resterons-nous capables d’envisager le progrès.
Bonjour Jérôme. Oui, c’est là la vision classique-et individuelle !-de la colère, de la frustration, etc. Et je partage, du moins me semble-t-il, tes définitions. Mais il y en a d’autres, notamment historiques et collectives et c’est à celles-là que font référence des structures comme la CGT ou, plus généralement, les organisations syndicales et patronales. Par exemple, la colère des peuples contre l’oppression, ou la haine des miséreux envers les « bourgeois » (c’est-à-dire envers la souffrance qui leur est infligée, génération après génération)… Sont-elles analysables de la même façon que celle du voisin qui fait trop de bruit, ou celle du salarié indisposé par son collègue qui ouvre la fenêtre alors qu’il fait trop froid ? Ce ‘est pas certain du tout et en tout cas, il faut que nous réfléchissions sur le sujet pour nous présenter devant et auprès des dites organisations patronales et syndicales.
Cordialement,
bonjour,
effectivement, les questions que posent José renvoie au quotidien du médiateur interne qui est confronté à l’interrogation voire la suspicion des organisations syndicales vis à vis de la médiation. ce qu’apporte la médiation par rapport à la vision historique et idéologique des syndicats vis à vis des conflits, c’est montrer que le dans le processus revendicatif, la dimension émotionnelle est nécessaire mais pas suffisante pour aboutir à l’obtention de « justes revendications »; notamment selon la durée et la profondeur du différent, la dimension émotionnelle envahit les individus jusqu’à parfois ne plus savoir pour qui et pourquoi on se bat. j’ai en mémoire quelques réunions de CE ou de CHSCT homériques. Permettre de prendre conscience de ce débordement, de la personnalisation excessive des luttes, de considérer que par le droit du travail, les salariés ont obtenu des instances pérennes où devraient se traiter la qualité relationnelle au sein de l’entreprise, tout ceci donne une place spécifique à la médiation.
cela veut dire que le médiateur traite les questions de conflit relationnel inter individuel mais aussi renvoient la qualité relationnelle comme une clé de la réussite des rapport sociaux. Ce niveau organisationnel sera ainsi traité non pas seulement par le juridique ou le « managérial » mais comme l’expression d’un lien social incontournable. A ce titre j’ai pu observé que sans animosité aucune, les syndicalistes que je cotoie peuvent concevoir l’articulation de otre approche avec la leurs (c’est pas encore gagné, d’où la nécessité de promouvoir le droit de la médiation).
cordialement à vous deux
eric
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