La médiation professionnelle, la négociation et le droit

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Avec les concepts de médiation, de négociation et de droit, on pourrait faire de l’anthropomorphisme. Nous pourrions écrire des fables. Je vous propose ici un extrait d’une situation bien concrète.

Au cours d’une négociation, un client est confronté à l’exigence de son créancier de pouvoir recourir au droit d’emption. C’est quoi ça ? On comprend immédiatement que c’est parce que la confiance n’est pas à la table. Heureusement, se dit-on, des spécialistes sont présents. L’un d’eux est d’ailleurs à l’origine de cette solution.

Mais cette proposition ne va pas à l’avocat du débiteur, lequel y voit un risque post accord. La négociation prend soudain une nouvelle tournure. La parole n’est plus aux intéressés. Les conseils juridiques entrent en polémique. C’est comme si sur un court de tennis, les entraineurs remplaçaient les champions. Les deux juristes s’affirment doctement. L’un dit que c’est une mesure de protection dans le cas où l’accord ne serait pas respecté dans un délai convenu. L’autre dit que c’est « un piège » qui peut rendre caduque l’accord qui sera trouvé.

La défiance prend de l’importance. Avec l’opposition « protection » et « piège », elle prend même ses aises. Finalement, les arguments font cuisine et la méfiance est la seule à s’épanouir. La chicane bloque le processus en cours. La vieille dame secoue ses fripes. On s’agite. On dramatise. On en revient au même. La recherche d’accord tend à passer en arrière plan. La trappe n’est pas loin.

En fait, la réalité est une affaire de sémantique. Les deux conseils disent la même chose, seulement d’un point de vue différent. A leur insu, quoi que ce ne soit pas certain, leur vocabulaire respectif est plus chargé d’affect que de droit. C’est la controverse, ce qui justifie la procédure.

Parfois, les situations sont tellement caricaturales que mes yeux pourraient se retourner vers le ciel jusqu’à la cécité. Mais où donc certaines personnes vont rechercher ce talent pour entretenir des situations qu’on leur demande d’arrêter ? Mais ne soyons pas déconcerté. Ce moment d’admiration ne doit pas distraire le médiateur dont la mission est de recentrer et de recadrer.

C’est bien plus simple que ce qu’on en dit : le travers du droit, c’est qu’il génère des fictions qui se font passer pour des réalités… Chacun tend à faire vivre le monde qu’il se représente bien plus que celui dans lequel il vit. Dans les conflits, les fictions trônent. Les Grecs anciens avaient mis tout un monde Olympiens à la manoeuvre.

Tiens, je vais donner la parole à Luigi Pirandello (1867-1936). Ce poète dramaturge a écrit : « Chacun de nous projette un univers dans lequel il s’enferme et les autres avec lui ! ».

Et voilà le droit d’emption qui embourbe le carrosse de la négociation, compromet le temps apaisé de la médiation, détourne le processus structuré de son objectif. Il se fait passer pour une condition en vue de l’accord, alors que, mouchoir contre la pluie, il ne témoigne que d’un état émotionnel ! Pourtant, il est affirmé comme un moyen réel, fameuse « réalité juridique »…

Bien avant, il y a plus de deux dizaines de siècles, Platon (-2400) avait vu cela sous un angle de spécialiste de l’exploration des croyances et autres élucubrations : « Le monde des idées est plus réel que le monde réel« . Comme le dirait Fabrice Luchini, ça, c’est du lourd.

Pour remettre les choses en ordre de médiation, en attendant, il faut canaliser, empêcher l’aggravation du dérapage. Il pourrait sembler qu’un appel au raisonnable serait adapté. Mais l’outil le plus adéquat est celui de la reconnaissance. Il faut reconnaître les aspirations de chacun, la légitimité de conception, l’esprit de contribution là où habituellement on y verrait une dynamique contraignante, et la bonne intention là où on serait tenter d’y voir un esprit pervers. Ca calme le jeu, tranquillise et permet de ramener la discussion sur l’essentiel. Quand ça dérive, la météo recommande une synthèse. Il faut se rappeler l’essentiel et y revenir. La finesse est de mettre des mots sur la manière dont les personnes concernées vivent la discussion et peuvent imaginer un aboutissement :le projet, garder le projet en tête et savoir le rappeler aux bons moments.

La démarche est de recentrer chacun sur ses motivations. Certes, les tentations sont fortes de rester à tergiverser sur les hypothèses, possibilités, probabilités, craintes, incertitudes et éventualités. Il y a du monde dans l’agitation émotionnelle contreproductive. Le médiateur professionnel doit réussir cet exploit sans faire la morale, le tout en reconnaissance.

Les protagonistes ont besoin d’être en confiance, c’est légitime.

Personne n’est dupe, le droit se met à l’écart quand la liberté relationnelle reprend de l’exercice. Parfois, c’est un jeu d’équilibriste, mais les solutions trouvées n’en sont pas moins stables et pérennes, comme ces passerelles de montagnes aussi solides que des autoroutes. C’est une question de circonstance et d’usage.

La médiation professionnelle a précisément pour but de sécuriser chacun. En créant le contexte favorable à une co-construction, cette instrumentation renforce la liberté de décision. Tout est là, dans le sens de la vie.

Sans doute que ces tergiversations ne sont pas complètement inutiles, dans le style de ces comportements qui tendent à faire la démonstration à l’autre de ce qu’on pourrait lui faire. Le tout est de pouvoir éviter de sombrer dans les écueils de ces menaces.

Après un moment de fantaisie juridique, non sans recadrage et recentrage, il a été possible de revenir à l’objectif de la rencontre : mettre en place l’accord pour en finir avec le différend. Faire droit à la médiation, c’est rendre possible ce que le droit procédural empêche d’imaginer : construire, reconstruire, conduire des projets relationnels. Même quand on parle de finances.