S’agissant des risques de souffrance au travail, j’ai participé à une conférence organisée par la DIRECCTE de Corse, à Ajaccio, le 27 septembre, en partenariat avec la CPMN et l’ARACT, destinée notamment aux membres des CHSCT.
Les risques psycho sociaux sur la sellette
La richesse du parterre d’intervenants a rendu le moment très intéressant. Les points de vue sur le sujet étaient radicalement différents voire opposés. La théorie était foisonnante, la pratique limitée à quelques exemples. L’objectif de ce type de moments à la fois denses et fugitifs, vise à échanger avec des spécialistes et à informer les participants de l’existence d’outils permettant à des personnes en situations relationnelles difficiles, impliquant des souffrances parce qu’impliquant des conflits, de se sortir de leurs ornières émotionnelles. La tribune est aussi l’opportunité pour des théoriciens de venir exposer des thèses qui, vêtues de complaisance et d’humour, nous envoient dans les plaisirs de l’imagination et de la poésie. De ces échanges, il peut néanmoins sortir des clarifications et c’est aussi la raison pour laquelle j’apprécie ces moments qui peuvent être difficiles, voire perturbants pour les intervenants quelques peu fragiles dans la maîtrise des choses et des idées.
Un exemple vivant invité… à se taire
Il a pu être intéressant de constater la présence du stress chez nombre d’intervenants, dont c’est précisément la thématique d’étude. Le sujet était délicat, certes, mais l’ambiance bon enfant des polémistes avertis aurait pu être au rendez-vous.
Des salariés du pôle gériatrique d’un hôpital en situation de conflit ont voulu exprimer leurs souffrances et la parole leur a été brutalement retirée : ils n’étaient pas au programme ! C’était vrai et faux à la fois. L’exemple vivant n’était pas prévu, mais il était bien d’actualité. Tandis que les théoriciens présents dénonçaient les brimades faites au sujet, l’exemple vivant était brimé et renvoyé à ses problématiques. Je me suis replié dans les couloirs pour écouter les indésirables, les accompagner, les aider à mieux vivre ce moment désagréable et anticiper les moments tous aussi pénibles qui ne manqueraient pas de suivre. A l’occasion je reviendrai sur ce sujet très intéressant, puisqu’il montre que les parties d’un conflit peuvent mettre en jeu des intérêts environnementaux. Ceux-là semblent justifier à eux seuls, par les professionnels impliqués, l’entretien du conflit et par voie de conséquence, de la souffrance des personnes réellement concernées.
Voilà un risque psycho social non référencé qui est pourtant courant dés lors que des intervenants intéressés s’en mêlent (s’emmêlent). Des perturbations collatérales sont provoquées et l’on pourrait croire qu’il s’agit d’un système qui échappe aux personnes qui l’on mit en oeuvre et l’alimente. De quoi plaire aux chantres des systèmes autonomes et de l’anthropomorphisme moderne. Tout s’entremêle. Il faut démêler.
De la simplicité objective à la complexité désirée
Indépendamment du fait que les tensions font parties du sublime paysage de Corse, les intervenants avaient un challenge : démontrer que leurs points de vue sur la souffrance au travail pouvaient être utiles. Très concrètement utiles. La démonstration a été faite que les théories peuvent faire rêver, entraîner dans le monde des fictions, satisfaire un auditoire sans apporter de concret. En reste, seuls la pratique et le pragmatisme intéressent les personnes en souffrance.
Parmi les questions qui ont été posées, j’en prendrai une sur le caractère pathogène des organisations. J’aborderai les autres dans d’autres articles. Evidemment, ma manière de reprendre la question risque d’être quelque peu dérangeante. C’est habituelle. Mon but est surtout d’inviter les spécialistes à se recentrer sur ce qui est efficace, à sortir des critiques théoriques pour en revenir à la vie quotidienne, à ce qui confronte les intéressés, et non à déranger les théoriciens de la psychée humaine.
Les organisations sont-elles responsables de la souffrance au travail ?
La question aurait pu être de savoir par quel bout prendre la souffrance au travail. Les uns pourraient être tentés de se disperser et pour empêcher cela, des spécialistes ont choisi de souligner que l’on n’aborde pas un sujet en traitant les victimes, mais en traitant les responsables. Vu sous cet angle, selon eux, la personne est victime et le système est responsable. Ainsi, il faut commencer par examiner les organisations et voir ce qui ne va pas. Comme on constate qu’il y a des choses qui ne vont pas, poursuivant sur cette lancée, on peut considérer qu‘il y a des dysfonctionnements, et s’interroger sur le caractère éventuellement pathogène des organisations. La question est arrivée, via des « on », des approximations et des éventualités. Peu importe de savoir si cette question est pertinente. L’engrenage d’inductions et de déductions est tel que l’idée s’impose : il reste à faire le travail d’analyse et aller à l’assaut des systèmes et de leurs habitants avec des batteries de tests et de questionnaires. Le champ d’investigation apparaît sous la forme d’un terrain de chasse aux phénomènes distordus et il faut mettre des traqueurs sur la piste. Cette mise en place peut prendre tout un sens sur un jeu de mot où le pré carré risque d’être défendu avec acharnement.
Inutile de revenir sur la question initiale : c’est par le biais de l’organisation que Xénophon Vaxevanoglo, ergonome, maître de conférence à l’université de Lille II, se fait le porte parole de la thèse des « risques psycho-sociaux ». Dans un échange très bref que j’ai eu avec lui, il a convenu que sa question véhicule la réponse : pour lui, c’est l’organisation qui est la cause de tout. D’ailleurs, il n’est pas économe de chiffres, d’affirmations péremptoires, d’intonations et de moues scandalisées. Il puise dans la démonstration sociologique. Il accumule les réponses généralisatrices, questionnaires à l’appui, citations d’auteurs et boutades diverses. Selon sa manière de présenter les choses, il a pour sa thèse toute une avalanche de preuves. Le spécialiste affirme que les organisations sont pathogènes ou qu’elles le deviennent. N’allons pas plus avant. Il convient de s’arrêter sur cette assertion et d’en comprendre le sens et les implications.
L’anthropomorphisme comme approche des problématiques relationnelles en entreprise
Le point de vue de l’ergonome tend à donner une vie à une organisation, en usant de la proximité avec l’idée de la personne morale. Chemin faisant, il lui prête une conscience, une volonté, une intentionnalité, voire des états d’âme et une mémoire organisationnelle. Le système, combiné de réalisme orwellien et de méandres kafkaïennes, piquerait à l’humain toutes ses caractéristiques en usant d’un mystérieux moyen de transfusion.
Cette manière de traiter d’un sujet est une nouveauté de l’anthropomorphisme sociologique. Elle résulte des analyses systémiques amorcées au XX° siècle. Par exemple, une administration prendrait vie et imposerait des fonctionnements ; le service d’une entreprise, hérité de personnes parties à la retraite, continuerait de fonctionner en imposant ses pratiques à des personnes qui ne pourraient que s’y soumettre. Des personnes en seraient victimes et seuls le diagnostic et le traitement psycho sociologique pourraient avoir un effet.
Il faut se souvenir que le postulat est métaphorique pour ne pas s’emballer. L’auditoire est progressivement assommé et embarqué dans l’écrasante source de données chiffrées qui habillent de rationalité cette élucubration autant poétique qu’intellectuelle. Tout le monde est déresponsabilisé : dirigeants, subalternes, salariés, actionnaires, personne n’y est pour pas grand chose, c’est le système qui part en vrille. Cette représentation écarte le rôle et la responsabilité des personnes en leur attribuant une position victimaire. Étendue à l’ensemble de la société humaine, la fable est dotée de multiples courbes à faire plier les contradicteurs.
Il conviendrait de se souvenir qu’il s’agit d’une métaphore lorsqu’on attribue des traits de caractères humains aux organisations. Retenir l’idée comme une réalité conduit à retenir pour réel les effets d’un tour de magie. Pourtant, c’est avec cette approche que des voies de réflexion sont tracées. La combinaison est faite avec le point de vue psychanalytique qui s’immisce et se répand.
L’organisation aurait un système inconscient, des aspirations, une résistance au changement, des propensions à induire du bien être ou du mal être. Les systèmes mis en place selon des lois de type organique seraient porteurs des travers d’autant moins maîtrisables qu’ils seraient amplifiés et dénaturés par le phénomène systémique. L’individu, esseulé face à cette masse polymorphique invisible, ne pourrait qu’en être le jouet. Placé dans cet imbroglio, la personne serait susceptible d’être contaminée par les vicissitudes organisationnelles transformées en virus psycho sociologiques. La marque est posée. On passe de la souffrance au travail, qui peut provenir autant des conditions de travail que des relations interpersonnelles – génératrices de tensions, de frustrations, de revendications, d’insatisfactions, aux risques psycho-sociaux.
Quand la fiction est appelée à la rescousse des théories poussives
Pourtant ces derniers, il faut le redire, les risques psycho sociaux n’ont aucune reconnaissance légale, aucune validité, ils restent hypothétiques, jouant sur les lignes floues des possibles et des probabilités.
Nombre de professionnels non impliqués dans le marché (dirigeants d’administrations) que représente l’adoption de ce concept le disent en confidence : « il s’agit d’un phénomène de mode, laissons passer la vague« . Pour d’autres, « on plane sur un univers morbide qui s’asphyxiera par manque d’air« .
En attendant, ce phénomène de mode entraîne pratiquement toutes les personnes qui se sont penchées sur leurs propres difficultés relationnelles et la « gestion de leur stress » sans parvenir à se redresser. Il attire tous ceux qui sont prêts à se laisser convaincre par la pertinence de cette approche fantastique de la « psycho sociologie » où les qualificatifs scientifiques font taire les sceptiques. Les spécialistes élèvent des chaires. Ils nomment laboratoire leur bureau pour créer l’ambiance scientifique de leurs pensées. Ils sympathisent avec l’émotion de ceux qui cherchent à comprendre leurs propres turpitudes et enveloppent de mystère l’univers de leurs montages où la raison emprunte plus au mysticisme qu’à l’observation. Ils racontent à leur manière un nouvel épisode de Matrix, le célèbre film d’Andy et Lana Wachowski.
Pris sous cet angle, on pourrait dire que l’on prend des coups de soleil parce que le système solaire est pathogène, que l’on a des accidents de la route, parce que le système autoroutier est pathogène, que l’on se coince le doigt dans le clavier de l’ordinateur parce que les octets participent d’un système pathogène, etc. En bref, que l’on est malade parce que notre organisme est pathogène. Le pandémonium n’est pas loin. Pour aller jusqu’au bout de cette conception de l’existence, et ces spécialistes ont les pieds dedans, que la vie, en tant que système organisationnel de la conscience, est un phénomène universel pathogène.
Pour passer derrière ce genre d’exposé qui séduit par son côté magique, et refaire poser par terre les pieds de l’auditoire, ce n’est pas simple, surtout quand en plus les personnes concernées par une problématique bien concrète sont sommées de se taire.
Pourtant, sur le terrain, après les questionnaires et diagnostics coûteux, ce qui reste, c’est de mettre en place des moyens concrets pour accompagner le développement de la qualité relationnelle. Et c’est là que les médiateurs professionnels ont leur pratique d’aide aux organisations avec notamment les conventions ViaMediation et le Dispositif de Médiation Professionnelle Interne – DMPI®.
Prochain rendez-vous : conférence le 22 janvier à partir de 18h, à l’ICG de Bordeaux.